La tradwife était voilée.
Influence, dissimulation fréro-salafiste et retour en terre d'islam : autopsie d’un storytelling supposément "néo-rural"
En 2023, ou 2024, le fil que propose Google fait défiler devant mes yeux éblouis une vidéo au titre prometteur : “Une famille (presque) 100% autosuffisante !” Ah ah, tu m'étonnes que j’ai cliqué ! Les vidéos survivalistes (je fabrique ma maison en palettes de récup, je me chauffe à l’eau de pluie et je vis avec 4,53 euros par mois), c’est un peu mon porno à moi. Bref.
Me furent ainsi présentés Abdelatif et Mathilde, parents de famille nombreuse, installés en Mayenne, où, dans un décor enchanteur, ils élèvent vaches, chèvres, moutons, volailles, chiens, tous animaux dont ils font également commerce. Ils élèvent aussi leurs enfants (mais ils ne les vendent pas, ah ah). Parallèlement, ils pratiquent le maraîchage, installent des ruches et des panneaux solaires, fabriquent un four à pain, moulent du blé, font eux-mêmes leurs pâtes, pratiquent l’école à la maison pour leurs sept enfants (qui pour une raison inexpliquée deviennent parfois huit).
Un vidéaste les filme tandis qu’ils nous font visiter leur “ferme”. Rapidement, je suis interloquée : Mathilde, si elle parle davantage qu’Abdelatif, n'apparaît jamais à l’image. D’elle, on ne voit que les mains.
Par ailleurs, se dégage des images tournées une impression étrange, celle d’être au petit Trianon plutôt que dans une véritable ferme : tout y est impeccable, y compris en extérieur. Aucun outil qui traîne, pas trace de boue ou de poussière, pas de sacs vides entassés dans un coin. Soit les agriculteurs de ma connaissance sont de gros cochonous, soit y a gonade dans la soussoupe.
Pour savoir ce qu’il en est, je m’en vais donc regarder la chaîne de Mathilde et Abdellatif, Alternative life, anciennement La ferme éthique, créée fin 2017, 71 300 abonnés. Même impression d’être face à un décor au sein duquel Mathilde met en scène sa famille, son mari en brave homme à tout faire, ses enfants en petits figurants de la pastoralité heureuse. Les gamins (j’en ai compté cinq) remplissent leurs paniers de légumes du potager, prennent la pose avec les chevreaux, les agneaux, les chatons, les poussins, trop mimi en chapeau de paille et vêtements en lin froissés juste comme il faut. L’élevage des vaches ? Un jeu d’enfant si tu choisis bien la race. L’argent ? Pas un problème, tu troques, tu joues à madame la marchande avec tes poules et tes chiots, tu fais toi-même ta farine, ton pain, ton beurre, tes yaourts. Quand j’étais petite, c’est exactement comme ça que j’imaginais la vie de fermière. Maintenant que je suis grande, j’ai comme un doute quant au fait que l’on puisse nourrir ainsi neuf à dix personnes, plus toutes les bestioles de la “ferme”.
Petite fabrique d’image en ruralité
Ah, mais qu’apprends-je ? Mathilde a une société d’audiovisuel ! Tout s’explique. Plutôt qu’une “ferme éthique”, Alternative life est une entreprise de création de contenu déclinée sur Youtube, Facebook, Instagram, Tiktok, et maintenant aussi sur Threads, mettant en scène un fantasme de ruralité façon Marie-Claire, visant un arc assez étendu de cibles : l’aspirante tradwife, future maman d’une famille nombreuse qu’elle élèvera au contact de mère Nature, le bobo décroissant en quête d’autonomie, le survivaliste (mais qui aime son confort kamim), bref, toute la gamme du bobo un peu à la ramasse cultivant au fond de lui une petite fibre anticapitalisto-bucolique.
En fait d’”autonomie”, même s’il est rarement indiqué, le placement de produits est omniprésent sur Alternative life. Mathilde et Abdelatif sont bien des influenceurs qui surfent sur la vague de l’utopie néo-rurale et de l’auto-suffisance. En la matière, ils font, plutôt que des économies, de la pub sans le dire. Mathilde dirige sa petite entreprise à la baguette, tandis qu’Abdelatif, toujours affairé sous ses ordres à construire ceci ou réparer cela, a parfois dans le regard une expression qui ne trompe pas : celle d’un ras le panpan intersidéral qu’il ne peut, néanmoins, s’offrir le luxe d’exprimer.
Pieux ancêtres en campagne
Quand une femme œuvrant sur les RS ne montre pas son visage, le doute n’a pas lieu d’être : elle pratique un islam rigoriste. Ce que confirme le fait que ses filles, filmées enfants, disparaissent de l’image une fois ados, c’est-à-dire pubères : aujourd’hui, on ne les voit plus, à l’exception d’une image où l’une d’entre elles est de profil, de loin, assise parmi ses frères. Si elle refuse de montrer son visage, conformément à la doctrine islamique, cela signifie aussi que Mathilde est voilée, et bien voilée.